Evénements de novembre 2004 : un nouveau livre éclabousse la Chiraquie
Ce sont des jours et des nuits qui resteront gravés dans la mémoire de nombreux Ivoiriens. Le 6 novembre 2004, l'armée française interrompt l'opération "César" (ou "Dignité") lancée par les Forces de défense et de sécurité (FDS) ivoiriennes pour libérer une partie du territoire national pris en otage depuis plus de deux ans par des mouvements rebelles coalisés soutenus par des pays voisins. Raison invoquée ? L'armée ivoirienne aurait bombardé une position française à Bouaké. Très vite, la force Licorne engage une opération d'occupation d'Abidjan, principale métropole du pays, et se heurte à la résistance civile d'un peuple qui refuse d'être recolonisé. Sur les deux ponts d'Abidjan, les hélicoptères français mitraillent des manifestants voulant aller libérer l'aéroport, aux mains des hommes du général Henri Poncet. Les militaires français se positionnent notamment sur le parking de la tour de l'Hôtel Ivoire, à moins d'un kilomètre d'une résidence présidentielle se situant dans la ligne de mire des nervis de l'ancien colonisateur. Ils finissent par ouvrir le feu sur une foule désarmée venue les empêcher d'attenter à la vie du président Laurent Gbagbo. Des dizaines de personnes sont tuées. Des caméras filment les forfaits de l'armée française. Une armée française qui, contre toute évidence, nie les faits, en accord total avec le gouvernement qui lui donne des ordres. Les médias français restent muets et étouffent la vérité, malgré toutes les preuves dont ils disposent. Seuls Canal + et I-Télé, qui appartient au même groupe, diffusent les images qui prouvent la réalité des crimes de guerre hexagonaux. Le scandale éclate. Il est très vite étouffé par la complicité du silence entre les médias dominants et le pouvoir incarné par Jacques Chirac.
Plus de deux ans après, Paul Moreira, ancien rédacteur en chef et présentateur de l'émission 90 minutes de Canal + (qui avait édifié l'opinion française sur ce qui s'était passé sur les ponts et sur l'esplanade de l'Ivoire), a publié, il y a quelques semaines, un livre qui revient, entre autres choses, sur ces "jours de feu". Le titre ? "Les nouvelles censures, dans les coulisses de la manipulation de l'information". Il dénonce l'amnésie organisée par les médias français sur "le crime de guerre" perpétré par les autorités de leur pays. "En Côte d'Ivoire, pendant les émeutes de novembre 2004, l'armée française a tiré à balles réelles sur des manifestants civils. Des caméras vidéos ont tout filmé. Pourtant, cette bavure a été couverte par une immédiate et étonnante amnésie. Une amnésie audiovisuelle", écrit Paul Moreira. A l'inverse des militaires, des politiques et des journalistes français aux ordres, Paul Moreira affirme clairement que le jeune Jean-Louis Coulibaly Kouassi et les autres ont été tués par les snipers qui se trouvaient au sixième étage de l'hôtel Ivoire. "... A 15 heures, les manifestants sont à moins de deux mètres des blindés français. Certains jeunes s'amusent, par défi, à aller toucher le canon des chars. Ils sont acclamés. A la suite d'un mouvement de foule plus important que la caméra ne parvient pas à capter, l'ordre de tirer est donné. En une minute, les soldats français brûlent 2000 cartouches. De l'autre côté du dispositif, en surplomb d'un bâtiment, les caméras de télévision ivoirienne filment la scène. Des soldats, bien campés sur leurs jambes, tirent en rafales. Certains au-dessus des têtes, d'autres à tir tendu, le fusil au niveau de la poitrine. Ils tirent sans même la protection de leurs véhicules blindés, qui sont rangés en rempart juste derrière eux... Apparemment les soldats savent qu'ils ne risquent pas de riposte. Quand les tirs cessent, les caméras ivoiriennes continuent d'enregistrer : les victimes, la terreur, la chair entamée par les balles, une main arrachée, les os brisés par le métal. "Qu'est-ce qu'on a fait à la France ?", hurle un homme. Une image choque particulièrement : un corps sans tête. La boîte crânienne a explosé et la cervelle est répandue autour d'elle. Ca ne peut pas être une balle de fusil d'assaut FAMAS. Le calibre est trop mince. Un seul type de munitions est capable de faire autant de dégât : la 12,7 millimètres. De celles qui équipent certains fusils de snipers..."
Les médias français étaient-ils sous-informés sur ce qui se tramait à Abidjan ? Non, répond Paul Moreira. "En France, le soir même, aux journaux télévisés, c'est le black-out. TF1 ne fera rien. France 2 relate l'incident avec une sorte de bouillie visuelle, bougée, floue, informe et de couleur principalement verte, où l'on entend simplement les coups de feu à distance... Beaucoup plus tard nous découvrirons que toutes les rédactions nationales avaient eu très vite en leur possession les images explicitées de la télé ivoirienne. Que les journalistes français présents sur place avaient bel et bien enquêté... Dans les directions de l'information du service public, on ne diffuse rien, "par sens des responsabilités". A la notable exception de la chaîne info I-Télé, les rédactions font le choix délibéré de ne pas montrer ces images..."
Paul Moreira compare l'indifférence des médias français face aux massacres d'Abidjan au scandale des Algériens jetés dans la Seine le 17 octobre 1961. "L'histoire bégaie. Depuis longtemps, je suis fasciné par l'amnésie collective autour d'un massacre commis en octobre 1961, deux cents Algériens ont été tués, jetés à la Seine pour la plupart, sans que l'événement soit relaté. Sans qu'il trouve une place dans notre mémoire. Certains de ces Algériens avaient été assassinés sur les Grands Boulevards, quasiment au pied des sièges des grands journaux parisiens. Ceux-ci avaient choisi de ne pas voir. Et voilà que sur les ponts de la lagune d'Abidjan, ça recommençait. J'étais pourtant convaincu de ne jamais plus assister à un octobre 1961. C'était bien avant la télévision de masse, les vidéos et les caméras légères. L'ORTF était aux ordres, totalement soumise à l'effort de guerre."
Les médias complices de la Chiraquie tentent de minimiser l'impact du livre de Paul Moreira. Il est, ces derniers jours, la victime des "nouvelles censures" qu'il dénonce. "Certains, comme VSD, ont bloqué un papier sur le livre malgré l'enthousiasme qu'il avait suscité chez l'auteure de l'article. Télérama voulait un grand entretien pour l'hebdomadaire papier, qui n'a finalement été publié que sur le site Internet sans qu'il soit fait mention du livre. Ils avaient pourtant demandé l'exclusivité. Le climat n'est pas à la méfiance. Mon livre provoque plutôt de la gêne. Je n'assiste pas à un tir de barrage contre le bouquin. Personne ne conteste les faits. Ce que je raconte est établi : je source, je donne des références officielles. C'est probablement le chapitre sur la Côte d'Ivoire qui pose problème. Ce qui expliquerait le manque d'enthousiasme des médias qui se sont contentés de la version officielle, comme Libération par exemple", confie Paul Moreira dans une interview.
Le pouvoir français a eu raison de l'émission 90 minutes, qui dérangeait et faisait l'objet de beaucoup de "pressions". Elle a été supprimée de la grille de Canal + sans grand bruit. Mais le livre de Paul Moreira (Editions Robert Laffont) est là, et il témoignera pour l'Histoire. Nous en reparlerons.