Les Gbagbo écrivent-ils trop ?
"Eux aussi ! Même si on dit !". A Abidjan, ville bavarde et persifleuse à souhait, certains estiment que la famille présidentielle exagère. Elle écrit trop ! En l'espace de quelques mois, Laurent Gbagbo a réédité sa pièce de théâtre parue pour la première fois en 1979, Soundjata, Lion du Manding. Michel Gbagbo, le premier fils du numéro un ivoirien, a quant à lui publié un essai : Côte d'Ivoire, un air de changement. Ce mercredi, Simone Ehivet Gbagbo dédicaçait, au palais des Congrès de l'Hôtel ivoire un livre-témoignage qui s'arrache comme des petits pains : Paroles d'honneur. C'en est de trop, pour quelques commentateurs de salon. Doit-on réglementer le secteur de l'édition, et condamner les "abus de position dominante" intellectuels ?
Au-delà de la boutade, il serait sain de nous interroger sur le rapport que nous entretenons, en tant qu'individus et en tant que société, avec la chose écrite, la lecture, l'écriture et plus généralement la culture. Il y avait foule à l'hôtel Ivoire pour la dédicace de la Première Dame de Côte d'Ivoire. Plusieurs centaines de livres se sont vendus in situ. La file de ceux qui voulaient une jolie signature sur leur livre était longue comme un jour sans pain. Cela ne signifie pas pour autant que le public ivoirien aime lire, ou que les fans de Simone, patriotes pour la plupart, aiment lire. Chacun était à l'Ivoire pour des raisons qui lui sont propres. Attirance pour le show-biz politique, technique de positionnement (c'est toujours bien de se faire voir au bon endroit), militantisme sincère mais sans aucun tropisme littéraire... Parmi ceux qui se sont fait dédicacer Paroles d'honneur, combien le liront jusqu'à la fin ?
On peut égrener à l'infini les questions qui dérangent. Combien de livres un étudiant ou un enseignant lit-il chaque année ? Combien de présidents africains ne lisent jamais le moindre livre ? Quel est le pourcentage de parents vivant à Cocody, qui achètent des livres non scolaires à leurs enfants et les poussent à les lire jusqu'à la fin au lieu de se vautrer devant des programmes télé bas de gamme ? Si les débats politiques, économiques, sociétaux et scientifiques sont si pauvres dans nos pays, c'est peut-être parce que nos "intellectuels" ne lisent pas, n'écrivent pas et au final ne pensent rien de plus raffiné qu'un petit peuple qui, s'il en avait les moyens, serait sans doute plus attiré par la culture que l'élite.
Il n'est pas question ici de dénigrer la culture populaire, le zouglou, le coupé-décalé, Ma famille. Mais dans les pays qui avancent, il y a un nombre assez élevé de personnes qui ont un capital culturel, comme on disait jadis en Europe que tel ou tel avait "fait ses humanités". Si l'on n'a pas une "classe moyenne intellectuelle" consommatrice de littérature, mais aussi de théâtre, de peinture, d'idées, qui participera au débat ? Qui dénoncera les impostures ? Qui obligera les politiques, par exemple, à élever le niveau ?
Même par opportunisme, nous devrions investir et nous investir dans la culture. Elle est un placement à long terme certes, mais sûr. Elle représente le lieu du pouvoir symbolique, qui finit toujours par investir le pouvoir séculier. L'alternance de 2000 en Côte d'Ivoire s'explique. Dans les années 1990, de quel bord politique étaient les Ivoiriens qui écrivaient, proposaient, argumentaient ? Le refus d'écrire et de publier, donc de réfléchir sérieusement, n'est-il pas une des clés permettant de comprendre le déclin de l'ancien parti unique, dont certains barons se réfugient aujourd'hui dans un ethnofascisme ramant à contre-courant de l'Histoire ?
Ceux qui sont au pouvoir aujourd'hui ont, pour certains, un bon bagage culturel. Pourtant, la jeunesse ivoirienne est de plus en plus inculte. Pourquoi ? Une fois de plus, on touche du doigt l'échec patent des "enfants de la décolonisation" : le manque de transmission intergénérationnelle.
J'ai appris que Mamadou Koulibaly, président de l'Assemblée nationale de Côte d'Ivoire, a acheté des places de théâtre à des centaines d'enfants de Koumassi, sa circonscription. Ils ont pu voir, émerveillés, la pièce Iles de Tempête de Bernard B. Dadié. C'est encourageant mais cela ne saurait remplacer une vraie politique nationale d'éducation littéraire et culturelle.