La France, laboratoire du «choc des civilisations»
C'était le week-end dernier sur I-Télévision, la chaîne d'information continue du groupe Canal +.Bernard Henri Lévy, intellectuel médiatique français en général pompeux et agaçant, pleurnichait avec talent dans une émission de débat. Il se navrait de la "lepénisation des esprits" (expression chère à l'avocat des grandes causes, Robert Badinter) dont témoignait la surenchère nationaliste dégoulinant de partout, à gauche comme à droite, à l'occassion de la campagne électorale en cours.
De Ségolène Royal engageant tous les Français à exhiber leur drapeau tricolore et commençant ses meetings par "la Marseillaise" à Nicolas Sarkozy annonçant la création d'un ministère de "l'immigration et de l'identité nationale", pour bien montrer que l'une menace l'autre, la classe politique "modérée" court après un électorat d'extrême droite agité par des préoccupations d'ordre identitaire, inquiet de la modification des équilibres démographiques, qui indique plus jamais l'expansion de communautés qu'on regrouperait aux Etats-Unis sous l'appellation de "coloured people".
Assurément, la France se "droitise". Mais est-elle la seule ? La thèse de l'Américain Samuel Huntington, auteur du très célèbre livre "Le choc des civilisations", se vérifie. Il prédisait, à la fin de la guerre froide, le passage d'un monde caractérisé par des clivages idéologiques (entre communisme et capitalisme), à un monde marqué par la résurgence des sentiments identitaires, comme le montre le développement de l'islamisme radical ces dernières années. Très critiqué, Huntington avait peut-être raison, même si les différentes "grandes civilisations" dont il parlait peuvent être considérées comme trop larges ou discutables.
La mondialisation est une ennemie des Etats-nations. Avec l'Internet et les nouveaux moyens de communication, les citoyens des pays du Sud, les anciens immigrés qui se pliaient par le passé à la loi d'airain de leurs pays d'accueil, peuvent rester connectés à leur culture d'origine, à un terroir devenant plus symbolique que réel, aux différentes causes de leurs "parents". Les nations sont déterritorialisées. Elles sont dans la tête de leurs citoyens. Le musulman engagé de Sarcelles est relié à son "univers" par la télévision satellitaire. La souffrance de ses "frères" en islam du monde arabe ou d'Iran sont les siennes. Le Français d'origine africaine vivant en France, bien intégré à la société française, est solidaire de l'immigré sans-papiers qui débarque en Europe par une embarcation de fortune. Les Européens anciennement de gauche, qui aimaient leurs "frères en lutte" du Tiers-Monde tant qu'ils n'envahissaient pas leurs pays et ne se livraient pas à une critique radicale de l'Occident, mais dénonçaient avec eux le "capitalisme", sont déboussolés. La démographie et la démocratie s'unissent pour faire des Noirs et des Arabes, anciens sujets de l'Empire, de nouveaux prescripteurs d'opinion qui ont en plus le défaut d'importer leur pauvreté dans le monde riche...
Jusqu'où ira la contradiction ? Pour lutter contre une immigration qui, à terme, peut modifier le cours de l'Histoire et les rapports de force mondiaux au détriment de l'Européen blanc, certains plaident pour la création des conditions qui permettront le développement des pays d'origine des "nouveaux gueux" venant à l'assaut de la forteresse Europe. Mais si les termes de l'échange se modifient en faveur d'une Afrique vendant mieux ses matières premières, fabriquant peu à peu ses produits manufacturés, formant une élite efficace dans le domaine des services pouvant accélérer le mouvement des délocalisations, qui en paiera le prix ? L'Europe !
Nous vivons, de manière pas encore très perceptible, un gigantesque bouleversement mondial. La vieille Europe, qui a colonisé le monde et accouché de la révolution industrielle sans avoir de grandes richesses naturelles, reçoit en plein visage à la fois l'immigration venue des pays pauvres et la concurrence économique des pays pauvres - les terres d'émigration n'étant pas toujours les terres d'où viennent la concurrence. Du coup, altermondialistes d'extrême-gauche et néofascites d'extrême-droite sont d'accord sur un point, et réussissent à "convertir" la gauche et la droite de gouvernement : il faut arrêter le cours désanvantageux de l'Histoire en se barricadant dans un Etat-nation hostile au plombier polonais, à l'étudiant-aventurier camerounais, à l'Europe de Bruxelles, au textile chinois ou au Mc Do américain. Le nouvel ultranationalisme français vient de là. Une peur du déclin qui touche en priorité les nations qui ont été hier mais ne sont pas sûres d'être demain.