Un avenir pour l'Afrique de l'Ouest
Nous ne parlerons pas aujourd'hui de deux sujets qui pourtant semblent d'une importance majeure pour la Côte d'Ivoire et l'Afrique. Le premier, c'est l'accélération, visible par tous, du processus de paix avec l'installation effective du gouvernement dirigé par Guillaume Soro et le début du démantèlement de la zone de confiance, par le président Laurent Gbagbo himself. Le deuxième, c'est la dernière ligne droite de la campagne en vue de la présidentielle française, dont le premier tour se déroulera le week-end prochain. Nous avons choisi d'évoquer le monde qui vient au lieu de nous contenter d'analyser la grande transition dans laquelle nous sommes immergés et qui nous a souvent obligés à avoir le nez dans le guidon au lieu de regarder l'horizon.
Expliquons-nous. Lorsque nous parlons de ''transition'', nous ne parlons pas des différentes formules de gouvernance enregistrées depuis le coup d'Etat du 24 décembre 1999 en Côte d'Ivoire. Nous évoquons une transition bien plus large, qui a commencé il ya bien plus longtemps, et qui concerne, sinon tout le continent africain, du moins tout l'Afrique de l'Ouest francophone. Cette transition a commencé pour certains pays à la fin des années 1970, et pour d'autres au début des années 1980. C'est donc une transition qui dure, qui dure trop. Peut-être arriverons-nous à la ranger dans le placard des souvenirs désagréables si, au lieu de commenter avec fascination les différentes mutations du véritable virus qu'elle constitue, nous entreprenons d'abord de la définir.
De quel monde venons-nous ? Vers quel monde allons-nous ? Nous venons d'un univers caractérisé par la guerre froide et son corollaire, le pacte colonial, à un accouché d'un ''nouveau désordre mondial'' durement ressenti en Afrique. Pendant la période de la guerre froide, la France ''administrait'' une partie de l'Afrique pour le monde qui se disait libre. Profitant d'une large manoeuvre incroyable, elle liait les Etats de son pré carré par toutes sortes d'accords et y installait un étatisme délirant destiné à concentrer toute capacité d'initiative entre les mains de ses multinationales publiques et privées, et de dictateurs se comportant en sous-préfets protégés par le parti unique et les troupes françaises. L'objectif était d'écarter de la création de richesses à la fois les populations locales et les possibles concurrents internationaux, y compris le grand allié américain.
Aujourd'hui, la guerre froide est finie. Par nostalgie, l'ancien colonisateur refuse de tirer les conséquences de cette donne. Il n'a plus les moyens de la puissance et se débat dans des gestes désordonnés et souvent irrationnels pour se convaincre qu'il est toujours "très très très fort". Par paresse et par peur, notre élite locale postcoloniale le suit dans sa folie suicidaire.
Un jour, on reconnaîtra aux intellectuels issus du FPI et de la gauche ivoirienne d'avoir, très tôt et brillamment, expliqué les ressorts de la transition qui nous fait souffrir et plaidé en faveur d'une "refondation". Ce n'est pas parce que le mot a été connoté négativement en raison des comportements, réels et scandaleux, des nouveaux riches de l'ère Gbagbo que le concept n'est pas pertinent. Lors de la campagne électorale en vue de la présidentielle d'octobre 2000, Laurent Gbagbo et ses lieutenants ont évoqué trois grands sujets "iconoclastes" qui ont irrité les partisans du statu quo : la question du départ des troupes françaises stationnées au 43è BIMA, donc de la dénonciation de l'accord de défense ; celle de l'Assurance maladie universelle ; celle de la réforme du franc CFA.
Ces idées ont fait leur chemin et sont reprises aujourd'hui par les intellectuels et les hommes politiques français. Jacques Chirac a plaidé, dans un de ses derniers discours destinés à l'international, en faveur de la nécessaire création de systèmes nationaux de couverture-maladie dans les pays pauvres. Hubert Védrine, ancien chef de la diplomatie hexagonale (socialiste), a quant à lui proposé la mise en place, en France, d'une commission de haut niveau chargée de discuter avec les leaders africains, au pouvoir comme dans l'opposition, de la réforme de la coopération franco-africaine. Les deux premiers thèmes qu'il met à l'ordre du jour, c'est le rapport franc CFA-euro et la question des bases militaires.
Ceci dit, l'intellectuel français qui a le plus pointé les vraies racines de la crise dans laquelle nous pataugeons s'appelle Serge Michailof. Ancien de la Banque mondiale et professeur à Sciences-Po, il a refusé le prêt-à-penser de la crise née de l'ivoirité, de la xénophobie et de la rupture avec l'houphouétisme pour aller plus en profondeur et accuser la parité fixe entre le franc CFA et l'euro d'avoir contribué à la crise ivoirienne. Interrogé par Jeune Afrique (numéro 2411 du 25 au 31 mars 2007), il s'explique : "Lorsqu'un pays entre dans une crise économique grace comme ce fut le cas de la Côte d'Ivoire dès 1978 et ne parvient pas à s'en sortir pendant quinze ans, il est logique que cela explose. L'ampleur des facteurs ayant déterminé la crise actuelle est colossale et nous n'en prenons pas toujours conscience. Le premier est démographique. La population ivoirienne a été multipliée par cinq depuis l'indépendance. Si on transpose à la France, cela donne une population de près de 300 millions d'habitants, dont 100 millions d'immigrés au statut indéfini. Vous imaginez le problème ? Si l'on ajoute la baisse constante du revenu par habitant de 1978 à 1994 qui a laminé les classes moyennes et fait tripler le taux de pauvreté, vous avez tous les ingrédients du désastre. Or cette situation aurait pu être évitée en touchant au franc CFA dès 1984 de manière à relancer l'économie. Le fait d'avoir attendu dix ans a été catastrophique". Comme Mamadou Koulibaly et les économistes du FPI, Serge Michailof est favorable au franc CFA flottant. "Le franc CFA est in fine géré à Francfort en fonction de critères n'ayant aucun rapport avec les préoccupations des économies africaines. Plusieurs mesures sont possibles. L'une d'entre elles serait de raccrocher le franc CFA à un panier de monnaies comprenant non seulement l'euro, mais aussi le dollar, le yuan, permettant ainsi des ajustements périodique indolores. (...) Le décrochage du dollar par rapport à l'euro plombe une entreprise comme Airbus et ne plomberait pas le coton africain ? Ce n'est pas sérieux."
La crise de transition que subit la Côte d'Ivoire est globale. Pays le moins défavorisé de l'UEMOA, la Côte d'Ivoire gère une immigration économique due à cette crise de transition. Le noeud du problème de toute l'UEMOA se trouve en Côte d'Ivoire, les clés de la solution aussi. Pour que la zone se réforme efficacement, notamment au point de vue monétaire, il faut que le pays-leader assume son leadership, notamment au niveau institutionnel. La Côte d'Ivoire doit prendre en main la BCEAO, à travers le gouvernorat, et engager le nécessaire toilettage. Et ce ne serait que justice que le futur premier banquier central soit issu de l'école de pensée qui a, la première, plaidé pour que les choses changent.