17 juin 2007
Livres de voyage
En visite en Inde depuis quelques jours – donc quelque peu déconnecté des joutes politiques et des polémiques abidjanaises –, je ne vous parlerai pas cette semaine d'une actualité pourtant riche. Je n'évoquerai pas la dissidence au RDR, qui s'affirme de plus en plus sérieusement, et qui poussera bientôt les observateurs les plus sérieux, y compris à l'extérieur de la Côte d'Ivoire, à se poser la seule question qui vaille : Alassane Dramane Ouattara est-il fini ?
Je ne parlerai pas du nouveau rebondissement de l'affaire des déchets toxiques, qui met aux prises la firme Trafigura et l'Etat de Côte d'Ivoire – lequel a réalisé un audit environnemental sur les dégâts des déchets toxiques non connus au moment de la signature du protocole d'accord et a conclu que l'affréteur du Probo Koala devait encore payer 200 milliards de F CFA pour financer le reste de la dépollution. Pourtant, il y aurait beaucoup à dire sur cette affaire, et le rapport de forces nouveau qui a découlé de la libération des deux responsables français de Trafigura incarcérés pendant plusieurs mois à la Maison d'Arrêt et de Correction d'Abidjan (MACA).
Je vous parlerai tout simplement de mes livres de voyage. Les voyages ont ceci de particulier qu'ils donnent aux amoureux de lecture de nombreuses heures de solitude au cours desquelles ils peuvent commencer et finir plusieurs ouvrages.
Pour le long voyage que j'ai entrepris, j'ai choisi de prendre avec moi deux livres que je ne trouvais pas le temps de lire ou de terminer.
Le premier est sobrement intitulé «Hubert Beuve-Méry», du nom du fondateur du quotidien Le Monde. C'est une longue biographie de près de 700 pages rédigée par Laurent Greilsamer, aujourd'hui journaliste au Monde. C'est un livre que je tiens à lire jusqu'à la fin, non en raison de mon histoire personnelle avec le grand quotidien français du soir, mais en raison des leçons que nous, journalistes africains contemporains, pouvons tirer de la vie de ce grand homme de presse aujourd'hui décédé.
Ce qui frappe dans la destinée de Beuve-Méry, c'est que rien ne lui a été donné d'emblée. Il naît au début du siècle dernier dans une famille franchement misérable. Ses grands-parents maternels ont eu six enfants : seule sa mère a survécu, les autres sont morts de tuberculose. Hubert Beuve-Méry est né, de plus, d'un père irresponsable qui a abandonné sa famille dès les premiers mois de vie de son fils. A huit ans, le fondateur du Monde est orphelin. Sous-alimenté, il s'évanouit en classe à tel point qu'un de ses professeurs lui trouve quelques oeufs frais pour le nourrir.
Enfant, Beuve-Méry connait la Première Guerre Mondiale. Jeune journaliste, correspondant de presse à Prague, il voit venir le péril nazi et quitte par deux fois les journaux qui l'emploient, parce qu'il condamne leur complaisance avec le grand mal qui vient. Après quelques hésitations, il entre dans la Résistance. Fils de personne, il réussit, après la guerre, à bâtir de ses mains, malgré les conjurations des adversaires et – quelquefois – des amis, ce qui deviendra le quotidien français de référence.
Ce qui frappe chez Beuve-Méry, c'est principalement le souffle qui le porte. Il est attaché aux idées plutôt qu'aux richesses, aux valeurs plutôt qu'au clinquant, à l'être plutôt qu'à l'avoir. Patriote français prenant le risque d'exprimer sa liberté d'opinion (malgré les quolibets et les intimidations) face aux pensées uniques des camps communiste et capitaliste, éditorialiste critique sans être politicien et calculateur, Beuve-Méry interroge et défie ceux qui ont pour devoir de donner des lettres de noblesse au journalisme et au débat d'idées dans une Afrique qui retrouve juste la parole après plusieurs siècles de silence et de servitude, sous des jougs étrangers ou autochtones.
L'autre livre que j'ai décidé d'emporter pour le «long voyage» est du brillant essayiste français Jacques Attali, ancien agitateur d'idées de François Mitterrand. Son titre ? «Une brève histoire de l'avenir». Jacques Attali raconte le lent avènement de la «démocratie de marché» contemporaine, puis joue à imaginer ce qui sera l'avenir de l'humanité dans le siècle qui commence. Il parie que nous allons, très vite, passer par trois phases : l'hyperempire, qui verra la fin de l'impérialisme américain, la multiplication des pôles de pouvoir économique dans le monde (sans nouveau leadership) et l'affaiblissement général des Etats ; l'hyperconflit, qui verra des batailles impitoyables (dans lesquelles seront impliqués des mafias et des pirates) pour le contrôle des ressources naturelles et des richesses ; puis l'hyperdémocratie, naissant des révoltes des laïques et des religieux contre la tyrannie du marché, mais elle-même dangereuse pour la vie humaine elle-même.
Jacques Attali n'est pas un prophète, et son analyse est contestable par endroits. Mais son effort de réflexion, même spéculative, sur l'avenir des hommes, des pays et des continents, devrait sans doute être imité par des Africains souvent fixés sur le passé et le présent et préoccupés par une survie qui s'avère souvent problématique, y compris au sein de la bourgeoisie intellectuelle.
Pourtant, si elle veut avoir une chance d'émerger, l'Afrique doit anticiper, agir au lieu de réagir – comme le dit de manière quasi-obsessionnelle la «tantie» Wêrêwêrê Liking. Attali annonce que les frontières issues de la décolonisation seront sans doute dénoncées à l'avenir dans plusieurs pays d'Afrique, que des guerres pour les ressources déchireront plusieurs pays du continent. Selon lui, malgré une forte croissance probable (contrebalancée par une toute aussi forte croissance démographique), l'Afrique ne connaîtra pas l'émergence d'une vraie classe moyenne. Même si elle regorge de richesses naturelles largement inexploitées, elle manque et manquera, estime Attali, d'une «classe créative». Que pouvons-nous faire maintenant pour contredire ses mauvais augures ? Quelles mesures nos penseurs vont-ils proposer à nos dirigeants pour éviter les pièges que l'avenir de la mondialisation peuvent nous réserver ? Nos intelligences sont convoquées.


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