Changement de paradigme
Les angoisses diffuses des peuples sont finalement de bons instruments pour ceux qui tentent de prédire l’avenir. Cela faisait des semaines que les Ivoiriens du commun, suivant leurs intuitions, s’inquiétaient d’un éventuel «coup tordu» contre le processus de paix, venant d’un membre du groupe d’intérêts qui a massivement investi dans une guerre dont l’issue minimale devait être le départ du pouvoir du président Laurent Gbagbo. Le bon sens commun et le faible écho des manœuvres d’alcôve relayées par la presse indiquaient clairement que quelque chose se préparait.
Au Courrier d’Abidjan, avant même la signature de l’accord de Ouagadougou, nous citions le 1er février 2007 (n°928), parmi les ennemis de ce qu’on appelait encore le «dialogue direct», «les meilleurs vieux de l’opposition», forcément marginalisés, et des chefs de guerre «analphabètes et milliardaires difficiles à recaser». Le 26 février (n°949), nous parlions du «syndrome IB» et d’une possible convergence entre le «meilleur vieux» du RHDP habituellement le plus combatif (Alassane Ouattara) et des chefs rebelles frustrés. «Et si Alassane Dramane Ouattara mettait en œuvre l’arme fatale ? S’il suscitait une hostilité contre l’accord de Ouaga au sein des combattants de la rébellion, en suscitant un leader alternatif qui, comme Zakaria Koné hier, se prévaudrait du soutien du «bravetché» ? Cette question trotte dans tous les esprits au sein de la rébellion. Pour ne pas se laisser encercler, le staff de Guillaume Soro engage déjà des actions de persuasion. Ainsi, une délégation de l’aile militaire de la rébellion, dirigée par Issiaka Ouattara alias Wattao est en tournée dans les zones occupées depuis le début de la semaine dernière. Objectif ? Obtenir le soutien des combattants sur le terrain et couper l’herbe sous les pieds de tous les «pêcheurs en eaux troubles». Au final, Wattao doit réussir à faire signer une déclaration de l’aile militaire soutenant entièrement les choix faits à Ouagadougou, et qui sont contestés avec la force du désespoir par le RDR. Cette manœuvre de terrain suffira-t-elle à décourager ceux qui misent sur une scission de la rébellion ou la création de nouveaux mouvements à l’image de ce qui s’est passé lors des discussions de Lomé – la création du MPIGO et du MJP là où le MPCI semblait s’être compromis ? L’avenir nous le dira».
L’attentat contre Soro n’est donc pas une surprise, même s’il suscite, comme toutes les aventures violentes auxquelles on s’attendait sans trop y croire, un légitime effarement.
Ceci dit, le phénomène le plus important à observer est le changement de paradigme auquel on assiste, dans la représentation de la crise ivoirienne et de ses acteurs. Il n’y a pas si longtemps, le logiciel vendu par la France officielle à la communauté internationale (Etats, organisations et analystes), fonctionnait de manière binaire. Il y avait le gentil G7 et le méchant Gbagbo. Quand des violences survenaient – souvent préparées par des instances internationales jouant sur les nerfs du camp patriotique –, on se réjouissait que cela se passe à Abidjan et on stigmatisait sans retenue les seuls ennemis de la paix qu’il était convenu de pointer : les «extrémistes du Sud chrétien». Contestations post-Marcoussis, événements de novembre 2004, révolte contre le GTI en janvier 2006 : à chacune de ces occasions, Gbagbo, dépeint en Machiavel roublard, était houspillé et diabolisé, pointé du doigt comme le mentor de tous les ennemis d’une «paix» qui n’était en réalité qu’un «putsch». Même lors des batailles internes de la rébellion à Bouaké, Gbagbo était dépeint comme le deus ex machina tirant les ficelles dans l’ombre…
Aujourd’hui, il faut bien changer de logiciel. Difficile d’attribuer les manœuvres de conspiration contre l’accord de Ouagadougou au président ivoirien. Ce ne sont pas les siens qui rouspètent, hurlent, tentent de fédérer les mécontentements pour provoquer un retour en arrière. Ce n’est pas à Abidjan qu’on a attenté à la vie de Guillaume Soro, et les jeunes patriotes ont un alibi : ils commentaient sagement les envolées – certes révolutionnaires – de Kadhafi au palais de la Culture quand l’attentat a eu lieu.
Deux questions se posent aujourd’hui. Premièrement, quelle pirouette les «spin doctors» du RHDP et des réseaux françafricains les plus «têtus» utiliseront pour attribuer ce qui s’est passé hier à Bouaké aux «extrémistes proches de Gbagbo» ? Deuxièmement, comment réagiront Guillaume Soro et ses hommes après cet attentat ? Seront-ils confortés dans ce qui semble être une stratégie d’autonomisation, voire de « gentlemen agreement» avec le président de la République et au nom de la paix ; ou se calmeront-ils en prenant acte de la capacité de nuisance d’un certain nombre de leurs anciens amis aujourd’hui enragés ? Observons.