La nouvelle idéologie négrière
Ancien monsieur Afrique du Parti socialiste français et vieux militant connaissant à la fois la faune politique française, les têtes couronnées et les fortes têtes d’Afrique francophone, Guy Labertit est désormais en retrait de l’appareil institutionnel du principal parti d’opposition hexagonal. En profite-t-il pour se donner une plus grande marge de liberté de parole ? En tout cas, il a publié dans Le Monde daté du samedi 18 août 2007, un article d’opinion intitulé «A qui profite l’uranium du Niger ?». Pour les lecteurs du «vénérable quotidien du soir», il revient sur le conflit d’intérêts entre l’Etat du Niger et la firme française publique Areva, accusée de soutenir la rébellion qui sévit dans le Nord du pays. Il met surtout en lumière les accords inégaux qui permettent à Areva d’acheter la matière première principale de l’industrie nucléaire hier au quart du cours mondial, aujourd’hui au tiers. « Selon les critères de l'indice de développement humain, retenus par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le Niger occupe la dernière position dans le classement de l'ensemble des pays du monde. Cette place est largement due au très fort taux d'analphabétisme (89 %), plus sensible encore chez les femmes. Pourtant, l'uranium du Niger est enlevé par les groupes miniers, dont le français Areva en premier lieu, au tiers du cours mondial, et l'énergie nucléaire est la parade choisie par les puissances industrielles pour limiter le réchauffement de la planète et préserver l'équilibre des écosystèmes. Sauvegarder la planète en maintenant dans la misère la majorité de la population qui vit dans ses espaces recélant l'indispensable source d'énergie ? Cette extravagante conduite politique du monde alimente à peine la mauvaise conscience des instances internationales. A l'ONU et dans d'autres enceintes, il est de bon ton de ressasser, non sans condescendance, l'impérieuse nécessité d'accroître l'aide publique au développement quand la théorie du pillage des matières premières n'est pas aussi morte qu'on le croit - à l'image de ce qui se passe au Niger», écrit-il. Comment arrive-t-on à ne pas se scandaliser qu’un des pays les plus riches du monde extorque son uranium au pays le plus pauvre du monde à un prix dérisoire ? Bruno D., lecteur du Monde estime que dès lors que le Niger est un pays africain, donc dictatorial et mal géré, le pillage de son uranium est acceptable. «Trois questions: 1) Quand bien même Areva (entreprise publique à 94%, dont le principal client est une entreprise publique à 84%) payerait son uranium au prix fort, les sous iraient-ils au développement ou bien dans la poche de quelques dirigents nigériens ? Si la réponse est non, à quoi bon s'offusquer ? 2) Sur quoi a-t-on le plus de contrôle : la destination des aides ou celle des montants des concessions minières? 3) Où y a-t-il le moins d'intermédiaires qui se servent ?»Les réactions d’un certain nombre d’abonnés du Monde – qui seuls ont le droit de commenter en ligne les articles publiés dans les éditions papier et électronique –sont frappantes et donnent une idée de ce que l’on pourrait appeler une nouvelle idéologie négrière. Refusant à grands cris la «repentance» à l’égard des crimes coloniaux du passé, l’école de pensée productrice de cette nouvelle idéologie se fonde sur une amnésie historique «décomplexée» et sur une vision du monde où la loi du plus fort doit être la meilleure dès lors que le plus fort n’est pas… les Etats-Unis !
Selon Bruno D., puisque le gouvernement nigérien est corrompu, autant mieux le voler – sans pour autant que ce vol soit un disqualifiant moral – et redistribuer au peuple nigérien selon des priorités décidées par les technocrates gérant une « aide » au développement dont le fondement idéologique emprunte à la geste d’Arsène Lupin, gentleman cambrioleur qui dépouille les riches pour donner aux pauvres. «Si le prix payé était celui de marché spot, pensez vous que le développement du Niger en serait amélioré ? Non bien sûr puisque ces recettes retournent immédiatement dans les banques occidentales», écrit, dans la même veine, un certain yfournier. Où l’on comprend tout l’investissement intellectuel mobilisé pour maintenir, dans l’esprit du citoyen occidental, l’image invariable du tyran africain assoiffé de sang et prompt à déposer ses biens mal acquis dans des comptes en Suisse. Qu’est-ce qui justifierait donc les spoliations dont les pays africains sont victimes s’ils étaient dirigés par des chefs «normaux», ni pires ni meilleurs que leurs homologues des pays riches, où la corruption de l’élite politique est, elle aussi, assez préoccupante ? En réalité, dictateurs africains et néo négriers occidentaux sont des alliés objectifs. C’est pour cette raison qu’il n’y a aucune contradiction dans la pose de Nicolas Sarkozy, qui complexe la jeunesse africaine à Dakar, l’accusant de ne pas assez se dresser contre la corruption, pour ensuite encenser le «doyen» Omar Bongo au Gabon, caricature du type de dirigeants contre lesquels il serait urgent de se lever.
La nouvelle idéologie négrière a pour caractéristique de brandir, à tout propos et hors de propos, la «part de responsabilité» des Africains dans leur propre malheur. Le procédé est efficace pour deux raisons. Premièrement, de nombreux dirigeants africains ont montré au monde entier leur irresponsabilité chronique. Il n’est pas possible de ne pas en tenir compte. Deuxièmement, l’esprit humain est binaire. Pour discréditer une approche, il faut mettre en valeur l’évidence d’une approche visiblement opposée – même si les deux sont tout à fait complémentaires et permettent de comprendre la réalité. DavidX, lecteur du Monde, réagit ainsi à l’article de Guy Labertit : «Cette intervention pleine de bons sentiments fait l'impasse sur la responsabilité même des Nigériens et de leurs dirigeants dans la situation actuelle. Si le pays est dans une situation dramatique du point de vue économique, social, humain, il le doit avant tout à la façon dont il a géré ses affaires. Il est responsable de sa situation de faiblesse dont profite, sans beaucoup d'états d'âme, Areva. Nier la responsabilité première des Africains, c'est faire preuve de néo-colonialisme». DavidX ne prouve rien, mais présente une fausse évidence : qu’est-ce qui lui permet donc d’imposer, comme première cause de la pauvreté du Niger, des causes endogènes ? Connaît-il l’histoire de ce pays et surtout des rapports de force dans ce pays ? Jérôme F, quant à lui, évoque le monopole historique d’Areva comme une banale question de gouvernance. «Je ne vois pas pourquoi l'auteur met en cause l'ONU dans ce article. Il semble que le rapport de forces clairement défavorable au Niger provienne d'un monopole d'Areva. Dans ce cas donner des licences d'exploitation à d'autres entreprises est la bonne piste d'amélioration. Malheureusement tant que les mines des concurrents ne sont pas ouvertes Areva est toujours en monopole. Ici le problème semble venir d'une mauvaise gestion passée, et il faut du temps pour la remettre en cause.» Jérôme F sait-il que ce monopole date d’avril 1961, soit moins d’un an après des indépendances négociées par des dirigeants choisis par l’ancien colonisateur lui-même ? Sait-il que le premier président nigérien, Amani Diori, a été renversé par ses anciens maîtres parce qu’il voulait remettre en cause le «deal» uranifère franco-nigérien ?
Certains abonnés du Monde, en commentant l’article de Guy Labertit font carrément preuve de cynisme. Stefool_2, se fondant sur la supériorité technologique de la France et jetant aux orties des notions aussi élémentaires que la propriété et la souveraineté des Etats, affirme : «Des tonnes d'uranium sous la terre n'ont aucune valeur.» Puisque le Niger ne maîtrise pas les technologies d’extraction de l’uranium, il doit se contenter de ce qu’on lui donne. Lokantl, quant à lui, évoque le spectre de l’appauvrissement de la France, qui serait inéluctable si l’ordre mondial devenait plus juste : «C'est un peu facile de réduire ce problème à de méchantes entreprises. Areva = encore entreprise publique, donc l'Etat est complice. Or, l'Etat c'est le peuple dans nos démocraties. Donc nous bénéficions tous, au moins indirectement, des arrangements d'Areva. On peut en revanche rester vigilant, dénoncer les excès, et ne pas reconduire ceux qui pratiquent cette politique. Mais sommes nous prêt à remettre en cause fondamentalement nos modes de vie, conséquences obligées d'un monde plus égalitaire ?» Et si c’était cette peur diffuse du déclassement d’un vieil Empire colonial qui expliquait le succès de la nouvelle idéologie négrière ?
Il ne faut pas désespérer. En France, certains esprits gardent le sens de la justice. Leur esprit peut encore se permettre de saines colères. DH écrit : «Article utile, réactions d'un cynisme troublant! Les mêmes sans doute soutiennent l'expulsion d'immigrés venus des pays spoliés par ces grands groupes. Le riche n'envisage jamais de remettre en cause son mode de vie fondé souvent sur la spoliation de l'autre. En quelque sorte la France, si fière de ses centrales nucléaires, obtient du plus pauvre au monde, africain, de "l'aide"pour financer ses efforts de réduction des gaz à effet de serre !». Lave Plus Blanc met les pieds dans le plat : «Agréablement surpris de trouver un article d'une telle qualité dans Le Monde, je conçois que ses "lecteurs", toujours aussi ignorants des réalités de la bourse aux matières premières dont les prix sont fixés à Londres (et non à Niamey), parlent de "la responsabilité première des Africains". A leurs yeux embrouillés, la France, qui tira sa puissance de son empire colonial, doit le rester, et continuer de traiter en "esclaves" ses fournisseurs d'énergie. Négriers, et fiers de l'être.»
PS : Sur la photo d'illustration, Anne Lauvergeon, présidente d'Areva.