Jésus-Christ et les Bétés
Le dernier éditorial de David N'Goran, qu'il offre aux lecteurs de ce blog pour discussion, bien entendu.
J’ai suivi avec un intérêt marqué, les démonstrations du Dr. Ore Gneze, sociologue, actuel conseiller du Chef de l’Etat pour les traditions et les religions. C’était en fin de semaine, sur le plateau de Ben Zahui. Pour une fois, on peut être fier de notre malheureuse petite télévision nationale : elle nous plus édifiés qu’elle ne nous a abrutis.
En effet, il s’agissait, pour l’invité du jour, de nous parler de « Bétotique », concept, théorie et méthode qu’il défend depuis maintenant, plus de trente ans. Pour le chercheur, cette thèse est à la fois démarche scientifique de décodage des faits linguistiques africains, et contribution de la langue bété aux recherches scientifiques. Ne parlant, moi-même, aucun mot bété, je ne serai pas en mesure de vous donner des illustrations pratiques de l’exercice. Pour autant, j’ai apprécié l’intérêt scientifique et général, à long terme, de la proposition pour les sociétés africaines et leur libido sciendi. Tenez ! Par exemple, j’ai appris, combien certains mots, savants ou ordinaires, de la langue bété pourraient traduire parfaitement la nomenclature de la science médicale (le pancréas, le foie, ou le cœur dans leurs fonctions vitales et structurelles), celle des mathématiques (les nombres et leurs agencements), de la géographie physique (les astres et leur rapport à notre sphère). J’ai appris que « l’ordre du monde » selon la langue bété, prononce et conçoit les mots comme « pyramide », « Europe » et « Sahara » d’une façon identique à celle de nos ancêtres, Toutankhamon ou Ramsès II. J’ai surtout appris qu’un bété pourrait comprendre parfaitement les épisodes bibliques parce que le signe linguistique à l’œuvre dans le livre saint ne devrait pas être étranger à celui de nos frères de Gagnoa, Daloa, Issia, Soubré, etc. Ainsi, quand le Nazaréen, au plus fort de son supplice criait «Eli, Eli, lama sabachtani ? », un bété, au fait des rouages de sa langue, pourrait bien traduire, au même titre que l’araméen : « Père, Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». De même, les formules sacrées et consacrées de guérison, que le Christ employait durant son ministère, semblent encore à jour, hormis quelques légères variantes dues aux évolutions du temps et des contacts, dans l’usage bété actuel. Egalement, des substantifs comme
«Jérusalem », « Alléluia », désigneraient exactement, dans le parler bété, les signifiés auxquels les rattachent l’hébreu, l’araméen ou l’égyptien…
Pourtant, il n’en fallait pas plus pour que l’hétéronomie prenne place. En effet, de même qu’un boxeur ne peut donner, raisonnablement, son avis sur les mathématiciens, de même un collectionneur d’objets d’art, un bûcheron, ou un simple militant de parti ne peut se permettre d’évaluer les universitaires. Or, c’est ce qui nous est donné de vivre dans ce pays où nous rions de tout, marchant souvent sur la tête, écrivant notre histoire à reculons. Quelques petites gens ont écrit et fait propager que « un bété vient de dire que Jésus est bété ». Une simplification à outrance qui permet de politiser la thèse, afin de lui enlever sa substance. L’autre fonction du rire étant, bien entendu, d’infecter ce fruit de longues années de nuits blanches, de fantasmes politiciens, développés à l’endroit d’un certain « Christ de Mama ». Il est vrai que cette façon de disqualifier par la dérision est une longue tradition Ivoirienne : il aura fallu une bonne dose d’abnégation à feu le professeur Niangoran Bouah, pour qu’il se remette de l’hilarité générale, doublée d’humiliation, dont il a été victime en plein stade, durant les premières expérimentations de sa « drummologie ». Certains de ses pairs n’avaient pas hésité, en ces temps-là, à lire la science du vieil homme, comme le démembrement d’une idéologie « akan », donc un savoir au service du parti au pouvoir. De même, l’indifférence générale ayant caractérisé l’entrée au collège de France du professeur Harris Memel Fôtê se serait transformée en liesse et fierté nationale si les tenants du pouvoir d’alors avaient eu une autre perception de la frontière existant entre science et politique. Sur le plateau, Ben Zahui a donc été honnête de confesser sa gêne des premiers instants : animé par le complexe du clan, il craignait d’être regardé, non plus comme le journaliste qui fait son travail, mais comme un sujet «bété» participant à un débat « bétéisé », à la faveur du mandat présidentiel d’un «bété». Malgré tout, je crois que « la bétotique » est une affaire sérieuse, susceptible de remettre en cause un certain nombre de paradigmes scientifiques et linguistiques, considérés comme acquis.
Ainsi, la thèse de l’absence d’une raison graphique, opposée à une pensée sauvage (J. Goody, 1979) de nos langues tendrait-elle vers ses limites, puisqu’au même titre que les langues dites indo-européennes, les langues bété, sénoufo, agni, attié, lingala et bien d’autres, trouvent leurs essences dans une conception rationnelle, voire scientifique de la vie et du monde. Le rapport à Jésus-Christ apporte de l’eau au moulin des égyptologues, à propos de la part africaine prépondérante de la science dominante actuelle, monopolisée par l’occident chrétien et ses mythes afférents. Bottey Moum Koussa le traduit par une belle formule : « Jamais mon peuple et moi n’avons été hors de l’histoire, mais dans le ventre de l’histoire ». Si Jésus-Christ n’est pas étranger à « Nous », alors le mensonge occidental de la différence tombe en désuétude pour faire place à l’homogénéité du « même » et de « l’autre » : Honneur et gloire à Cheik Anta Diop !
Mais comme l’exige mon métier, je ne peux défendre une thèse sans l’interroger. Faute d’espaces, je formulerai deux inquiétudes, que je considère comme des « dangers » à l’affût des travaux du « tonton », le Dr. Ore Gneze.
J’ai entendu dire au cours de la démonstration que « les bétés étaient intelligents et guerriers ». Tout en percevant la fonction sociologique d’une telle assertion, je m’inquiète de son interface linguistique qui pourrait aussi traduire «Les « autres » ne sont pas aussi intelligents que les bétés, et sont moins courageux ». ll y a ici une singularisation mythifante et mystificatrice qui fait retomber dans des travers inutilement ethnocentristes.
J’interroge également le concept de « bétotique » et je crains l’anachronisme de son usage. En effet, il est prouvé par l’anthropologie que l’ethnonyme « bété » est une invention récente de l’altérité coloniale, et que les mouvements de l’histoire, ont rendu « le bété de Gagnoa » assez différent du reste du pays bété. Le concept aurait dû rechercher, afin de s’y identifier, l’autodésignation précoloniale. Car telle qu’elle est formulée, la thèse tend à négliger dans le parler bété actuel, et l’influence des Néo, auxiliaires des Français, celle des Français eux-mêmes, puis l’impact déterminant et décisif du christianisme. A ce prix, la rigueur et la cohérence du concept équivaudront ainsi à celles de son contenu.