Guy-Bertrand n'aime pas la politique
A l'occasion du troisième anniversaire de la fusillade honteuse de l'hôtel Ivoire, je vous offre, à vous mes villageois, cette nouvelle rédigée il y a presque exactement un an, alors que j'étais en voyage en Libye. C'est l'histoire d'un jeune étudiant camerounais en Côte d'Ivoire. Dépolitisé, il a une brutale prise de conscience quand un jeune patriote meurt dans ses bras, fauché par les balles meurtrières de l'armée française.
- La radio des Blancs ment !
Guy-Bertrand sursaute violemment. Son cœur fait comme un bond fou dans sa poitrine. Il se concentre pour ne pas laisser un spasme qu’il sent sourdre du fond de ses tripes prendre le contrôle de tout son corps. «Mais pourquoi je m’énerve seulement à ce moment précis alors que j’ai vu pire depuis plusieurs jours ?», se demande-t-il, irrité et perplexe face à ce qu’il considère comme une désarticulation inquiétante entre les tressautements de son âme et les froids constats de son intelligence.
Il regarde droit dans les yeux le patient auquel il s’apprête à administrer une bonne dose de Valium avant de le consulter sommairement et de le mettre à la disposition des infirmières pour les premiers gestes d’urgence. Enfin ! Un patient, voilà un bien grand mot ! C’est plutôt une plaie sanguinolente à visage humain qu’il a en face de lui. Il a reçu une balle dans la poitrine, et il saigne abondamment. Son cœur est-il atteint, perforé ? Guy-Bertrand ne le sait pas encore. Ce qui l’inquiète bien plus, c’est le sang qu’il vomit littéralement, ce sont ses dents qui claquent, son visage qui devient de plus en plus livide, sa peau qui vire au gris. Guy-Bertrand est persuadé que celui qui est là, couché sur une civière placée rapidement sur ce qui est habituellement la table d’un bureau de consultation, ne s’en sortira pas. Il doit avoir une hémorragie interne. Il a perdu bien trop de sang.
- La radio des Blancs ment, je te dis !
Son patient, de plus en plus excité, cherche l’iris de ses yeux avec une volonté assez fascinante pour quelqu’un qui se trouve dans un tel état. Comme s’il espère une parfaite communication par le regard. Comme s’il veut transmettre à Guy-Bertrand les dernières gouttes d’une vie qui s’enfuit à grands flots. Comme s’il souhaite lui souffler à l’oreille une précieuse vérité, un sésame miraculeux pour accéder à une autre dimension de la connaissance. Comme s’il veut lui faire un témoignage qui bousculerait son existence.
- Ils mentent ! Ils mentent ! Ils mentent !
- Oui. Bien sûr qu’ils mentent. Je sais qu’ils mentent.
Guy-Bertrand regarde tout autour de lui. Il a peur qu’un médecin le surprenne en train de parler politique avec un patient alors que son rôle à lui, externe, est de superviser comme il peut le travail des infirmières. Les internes ne peuvent pas le faire aujourd’hui. Il y a bien trop d’afflux aux urgences ! Tout le monde est surchargé de travail.
Aujourd’hui, c’est le 9 novembre 2004. Les carreaux blancs du hall du CHU de Cocody sont maculés de grosses flaques rouges. L’hôpital a l’air d’une cour des miracles. Les prières montant au ciel, les cris de douleur, les hurlements de révolte, les expirations des mourants, les larmes de deuil s’entremêlent pour faire un vacarme cauchemardesque. C’est la guerre ouverte entre l’armée française et les civils ivoiriens dans toutes les villes de la zone gouvernementale.
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Depuis le 6 novembre, ce jour où les soldats de l’Opération Licorne ont détruit la quasi-totalité des avions de guerre de l’armée ivoirienne, et où des dizaines de milliers de patriotes ont décidé de les affronter et de les empêcher de renverser le président Laurent Gbagbo, le sang ne cesse de couler. Dans la nuit du 6 au 7 novembre, les premières victimes de la Licorne sont arrivées à l’hôpital. Brûlées sur le pont par des balles traçantes jetées par des hélicoptères français voulant les décourager de traverser le pont Charles-De-Gaulle pour arriver à l’aéroport Félix Houphouët-Boigny, désormais entre les mains de l’armée française. Blessées alors qu’elles s’en allaient défier les soldats hexagonaux devant leur base militaire, dénommée 43è BIMA.
Cette nuit-là, Guy-Bertrand n’était pas de garde. C’était un week-end, et il était allé rendre visite à des amis, Camerounais comme lui, étudiants à l’Ecole de statistique. Il n’avait pas pu rentrer chez lui, puisque l’atmosphère était devenue électrique dès que la nouvelle de la destruction, par les Français, des avions de guerre gouvernementaux allant à l’assaut des zones rebelles, avait commencé à se répandre. Il avait décidé de dormir chez son ami Philémon. Il verrait bien le lendemain !
Quand l’agitation avait commencé dans la ville, les nombreux étudiants étrangers de la cité, qui étaient réunis dans la salle télé et regardaient un film sur une chaîne câblée, avaient vite zappé sur les chaînes françaises d’information continue pour en savoir plus. Selon le présentateur du bulletin d’information d’une de ces chaînes, l’aviation ivoirienne avait attaqué un camp français à Bouaké, le fief des rebelles ivoiriens. Ce qui avait entraîné des représailles de la force Licorne qui, sur instruction du président français Jacques Chirac, avait décidé de détruire tous les avions de guerre de «l’armée de Laurent Gbagbo», le président ivoirien.
Le présentateur français avait embrayé, avec le même professionnalisme détaché, sur un autre sujet. Mais pas les étudiants africains qui, quelques minutes auparavant, dégustaient un thriller américain passionnant.
Dans cette salle télé, ces étudiants ayant pour la plupart un avis sur tout, discutaient régulièrement en rivalisant d’arguments. De la polygamie, du sida, de l’homosexualité, de l’insalubrité, du christianisme et de l’islam, du coupé-décalé et du R’n’B, de sport et de politique. Forcément, ce nouveau développement de la crise ivoirienne ne pouvait pas échapper à leur verve.
- Gbagbo a cherché, il a trouvé !
La sentence était venue de Karim, un étudiant nigérien qui, de toute façon, était habituellement le plus grand pourfendeur du chef de l’Etat ivoirien. Pourquoi ? Il détestait les étrangers, il haïssait les musulmans. Il voulait tout pour ses frères, les chrétiens du Sud du pays.
- Là, il est allé chercher les Français. Il a trouvé des gens qui vont pouvoir lui répondre et lui donner la raclée qu’il mérite.
La moitié de la salle qui, habituellement, défendait mordicus le président ivoirien – un héros, un patriote, un homme proche du peuple, que les Français détestaient parce qu’il voulait mettre une fin à l’exploitation néocoloniale de son pays – restait sans voix. Sonnée. Assommée. Ne sachant pas quoi dire. Elle triomphait quelques heures plus tôt, au moment où les informations venant de Bouaké assuraient que l’Opération Dignité faisait détaler les rebelles vers leurs bases-arrières des pays voisins. Le pays serait bientôt réunifié. La guerre serait finie. Et gagnée. Les frappes de l’aviation ivoirienne étaient chirurgicales. Hourra !
- Qui te dit que c’est vrai ? On a déjà vu l’intox des Français ici. Ils mentent !
C’est Philémon qui avait dégainé le premier face aux propos de Karim. Guy-Bertrand trouvait son ami d’enfance incroyable. Où trouvait-il la force pour proclamer, d’une cité universitaire d’Abidjan, du haut de son mètre 70, qu’un journaliste français – dont le travail était de chercher et de trouver la vérité, qui avait pour lui toutes les informations des agences de presse internationales, des satellites, des systèmes de renseignement perfectionnés de l’Occident – mentait ? En plus, avec une telle rapidité ! Comment se faisait-il que, même dans le dénuement idéologique, l’absence totale d’information – la RTI montrait des clips mièvres sur le pardon et la réconciliation –, il trouvait la force de défendre son «client» ? – c’est ainsi qu’il appelait affectueusement un Gbagbo qu’il n’avait jamais vu. Peut-être croyait-il tellement en son grand homme qu’il considérait d’emblée comme faux tout ce qui semblait donner de lui une autre image que celle qu’il avait choisi de retenir. Peut-être considérait-il juste comme un devoir de contredire Karim, dont il connaissait les positions politiques et avec qui il avait déjà croisé le fer au sujet d’une crise ivoirienne tournée dans tous les sens dans cette même salle télé.
A cet instant, Guy-Bertrand pensait à deux choses. Que cette histoire de fous l’avait empêché de regarder jusqu’au bout le thriller américain. Et qu’il fallait
que tout ce cinéma s’arrête avant lundi, parce qu’il devait retirer le Western Union que son frère aîné lui avait envoyé d’Allemagne.
Il n’avait absolument pas d’opinion sur ce nouveau rebondissement du conflit ivoirien.
Thierno, Nigérien comme Karim et pro-Gbagbo comme Philémon, en moins hystérique tout de même, était entré dans la danse.
- De toute façon, ça n’arrange pas Gbagbo d’aller s’attaquer à une armée plus forte que la sienne, alors qu’il est en train de liquider la rébellion. Il n’est pas fou quand même !
- Qu’est-ce qui te fait croire que son armée va de victoire en victoire ? C’est de l’intox. Les journaux bleus racontent n’importe quoi. L’armée de Gbagbo n’est pas motivée. Tout ce qui l’intéresse, c’est racketter les chauffeurs de gbaka. Or, les rebelles savent pourquoi ils se battent.
- Quoi ? Des voleurs comme ça ? Ce n’est pas l’armée de Gbagbo comme tu dis qui a démonté toute l’Université de Bouaké pour aller revendre tuiles, carreaux et sanitaires dans des pays voisins.
C’était reparti. Bientôt, il y aurait un début de bagarre. Car ces affrontements verbaux où les injures personnelles volent bas ne vont jamais plus loin que des débuts de bagarre théâtraux.
Guy-Bertrand n’aimait pas trop la politique. Il était plutôt foot. Supporter chauvin des Lions indomptables, mais tout de même réaliste face à leurs défauts. Son ami Philémon était tout aussi exalté quand il soutenait Eto’o que quand il défendait Gbagbo. Tout aussi catégorique quand il s’agissait de vouer le président français Jacques Chirac aux gémonies que quand il fallait trouver des poux dans la tête du buteur ivoirien Didier Drogba dès que quelqu’un osait le comparer à son héros. Il glorifiait les Ivoiriens courageux résistant à l’oppression française avec la même pugnacité qu’il dénonçait les Ivoiriens prétentieux qui osaient comparer Eto’o et Drogba. Philémon ne voyait là aucune forme de contradiction.
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Tard dans la nuit, alors que les débatteurs infatigables de la salle télé étaient rentrés dans leurs chambres et essayaient de dormir malgré le vacarme extraordinaire des patriotes qui chantaient, criaient et mettaient le feu à tous les symboles français dans le voisinage, tout le monde avait entendu des bruits de détonation.
Comme un seul homme, ils étaient tous montés sur le toit de leur résidence étudiante, d’où ils avaient une vue imprenable sur le quartier. Cocody-Ambassades. Le quartier où résidait le président de la République.
Les rues étaient toujours noires de monde. Des gospels désespérés arrivaient aux oreilles des étudiants de l’Ecole de statistiques, quand le staccato des détonations – bombes, missiles, grenades, roquettes, mitraillettes ? – faiblissait un peu.
En levant les yeux au ciel, ils avaient vu. Des flammes qui sortaient de ce qui était sans doute un hélicoptère – tous les signaux lumineux de l’appareil étaient éteints. Des flammes qui semblaient tomber sur la Résidence de Gbagbo. L’hélicoptère venait, lançait ses flammes, repartait. A chacun de ses surgissements, les milliers de personnes qui s’étaient postées comme des boucliers humains devant la résidence présidentielle, se couchaient et chantaient des cantiques. A chacun de ses départs, ils se levaient, narguant et insultant l’hélico, son pilote, le général d’armée dont dépendait ce pilote, et le président français qui donnait des ordres à ce général d’armée.
Philémon était désormais dans un état second. Il avait des yeux étranges. Embués de larmes. Des larmes d’émotion, de défi, mais aussi de jouissance. A l’instant, il était faible, impuissant. Mais heureux. Il avait désormais la preuve que c’est la France qui faisait la guerre à la Côte d’Ivoire.
- Karim ! Où est Karim ? Parle encore ! Vous avez vu non ? Vous allez encore nier ? Karim ! Il est où ? Karim, viens voir tes ancêtres les Gaulois dans leurs œuvres ! Vous allez encore dire quoi ?
Philémon avait foncé comme un dératé dans sa chambre. Il avait pris le drapeau camerounais qu’il faisait flotter à sa fenêtre – pour narguer «ces abrutis d’Ivoiriens» – et avait arraché le drapeau ivoirien qui était dressé sur un pic au milieu de la cour. Il les avait attachés et était allé vers la résidence de Gbagbo.
Faire quoi ? Guy-Bertrand était perplexe. Pensait-il vraiment que ses deux drapeaux noués et brandis à la face du tout-venant allaient faire reculer les Français ? Pourquoi se mettait-il ainsi en danger alors qu’il ne pouvait en rien changer le cours de l’Histoire ? Et puis, est-ce qu’il était Ivoirien ? Est-ce que c’était son problème ?
Après l’énième coup de folie de son ami Philémon, Guy-Bertrand n’était pas d’humeur à subir les commentaires des étudiants de l’Ecole de statistiques. Il allait mettre des boules Quiès dans ses oreilles et essayer de dormir. C’était plus sage.
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Guy-Bertrand avait vu les flammes des hélicos gaulois. Il sait donc que la radio des Blancs ment quand elle dit que la France ne veut absolument pas renverser le président ivoirien. Mais il est lui-même étonné de la vivacité avec laquelle il a confirmé les accusations du patient qui continue de le regarder droit dans les yeux.
Guy-Bertrand n’aime pas la politique. De toute façon, il ne peut que la détester. Il est né en 1982 au Cameroun. Le seul président qu’il a jamais connu de sa vie, c’est bien Paul Biya. Un Paul Biya dont son père a toujours dit pis que pendre. Un voleur. Un chef bandit à la tête d’une clique de spécialistes de détournements de fonds publics et de fraude électorale. Une crapule qui a juré d’appauvrir ses compatriotes avant de mourir. Son père détestait tellement Paul Biya qu’il avait milité dans un parti d’opposition, le Social Democratic de John Fru Ndi, dès l’avènement du multipartisme. Enseignant et syndicaliste, il avait été muté dans une ville de l’extrême nord du pays par un gouvernement qui n’appréciait pas que ses fonctionnaires aillent jouer les activistes pour le compte de l’adversaire. Dans l’extrême nord, il avait créé une section du SDF. Il y avait consacré une bonne partie de ses économies, au grand dam de son épouse. Puis, un jour, il était rentré à la maison. En colère. Au bord de la crise de nerfs. Traitant John Fru Ndi de tous les noms. Disant qu’il était le complice de Biya. Qu’ils étaient pareils. Des voleurs. Des menteurs profitant du désespoir du peuple. Ils s’étaient partagés le pays. Le père de Guy-Bertrand avait déchiré sa carte du SDF devant les yeux médusés des siens. Toutes ces privations pour rien ! Toute cette souffrance qui était censée être leur part de sacrifice pour la libération du Cameroun, transformée en un jour en absurde tribulation ! Guy-Bertrand ne peut pas croire en la politique, broyeuse de rêves, piège à gogos, machine à briser les naïfs. Au Cameroun comme en Côte d’Ivoire, il ne peut pas investir son affection en un leader politique. Jamais !
Mais pourquoi les yeux de ce patient dans ses yeux le troublent-ils à ce point ?
- Ils mentent. Ils disent que nous sommes des miliciens. Mais regarde dans ma poche.
Guy-Bertrand regarde à gauche et à droite. Personne pour le voir aller fouiller la chemise ensanglantée de ce patient dont les infirmières ne croient de toute façon plus aux chances de survie. Il finit par tomber sur une carte professionnelle. Son patient s’appelle Joël-Roland Coulibaly Kouadio. Il a 22 ans comme lui. Il est informaticien dans une multinationale française. Guy-Bertrand sursaute à nouveau.
Une vie prometteuse sacrifiée sur l’autel de la politique. Pourquoi ?
- Ce sont les journalistes de la radio des Blancs qui m’ont tué, accuse Joël-Roland, comme s’il est déjà de l’autre côté. Comme s’il est déjà mort.
Guy-Bertrand comprend la logique de Joël-Roland. Si la radio n’avait pas dit que les jeunes aux mains nues dansant devant l’Hôtel Ivoire pour demander le départ des chars de l’armée française qui s’étaient postés là étaient des miliciens, les Légionnaires n’auraient pas tiré. Si ces milliers de personnes ne sont que des civils en colère, comme les altermondialistes dans les rues de Davos, comme les antiguerre dans les rues de Paris au moment de l’assaut de Bush contre Saddam, alors l’armée française ne peut pas ouvrir le feu sans s’attirer les foudres de toute l’opinion mondiale. Mais s’ils sont des miliciens comme les Interahamwé du Rwanda du temps du génocide, comme les Tontons Macoutes de Haïti, comme les hommes du général Aïdid en Somalie, l’armée française peut ouvrir le feu. Miliciens contre militaires. Délinquance sans visage contre violence légitime.
C’est la radio des Blancs qui juge, qui fabrique la réalité médiatique, même s’il faut pour cela tuer la vérité. La vérité de la carte professionnelle de Joël-Roland. La vérité de toutes ces vies mâchées, réduites à néant, écrasées depuis ce 6 novembre maudit. La vérité de ces foules où pauvres et bourgeois, profs d’université et jeunes déscolarisés, banquières et grilleuses d’alloco se frôlent, se touchent, se consolent, se donnent du courage. Et crient à la face du monde que leur pays est leur pays, et qu’ils n’accepteront pas de seconde colonisation.
Guy-Bertrand ne dit rien. Il ne peut rien dire parce que des larmes irrépressibles lui montent au visage. S’il parle, il pleure. S’il pleure, on peut le remarquer dans le service et ça lui créera des problèmes. Or il s’est juré de ne jamais prendre de risque au nom de la politique. Il se souvient trop bien de l’amertume de son père.
Joël-Roland recommence à parler.
- Dans mon entreprise, ils vont se poser des questions. Nos patrons qui ne savent rien de nous. Nos patrons qui croient qu’on pense comme eux parce qu’on travaille avec eux. Et qu’ils ne nous paient pas pour les contredire.
Joël-Roland esquisse un sourire. Un petit sourire où Guy-Bertrand semble lire un bonheur paradoxal et inexplicable. Le corps du patient se raidit de plus en plus. Se refroidit de plus en plus.
- Tu sais pourquoi je suis sorti à l’appel de Blé Goudé ?
- Non.
- Ce n’est pas à cause de Blé Goudé. Je m’en fous de Blé Goudé. C’est à cause d’une chanson. Va dans mon jean, et prends mon portable. Compose mon numéro. Le 05887650. Et tu comprendras.
L’âme de Joël-Roland est partie. C’est fini. Guy-Bertrand va prendre son portable dans son jean. Et compose le numéro à partir du sien. Comme conclu. Qui désobéirait aux dernières volontés d’un mort ?
Des voix cristallines d’enfant s’échappent du téléphone de Joël-Roland. Sa sonnerie personnalisée. Une comptine écolière. Chantée avec une voix joyeuse, pleine de fougue et d’assurance. Une voix pleine de rires.
«Le pays que nous habitons /S’appelle la Côte d’Ivoire/Et ses habitants/S’appellent les Ivoiriens/Nous sommes les enfants ivoiriens/Enfants ivoiriens/Nous sommes les enfants ivoiriens/Enfants ivoiriens…»
Guy-Bertrand fonce dans les toilettes de son service. Les spasmes sont là. Il ne peut plus les combattre. Lui reviennent à l’esprit les strophes d’une comptine chantée mille fois.
«Cameroun !/ Cameroun !/ Cameroun mon beau pays/La jeunesse est fière de toi/La jeunesse est fière de toi/Nous allons tous travailler/Pour être plus dignes de toi/Vive mon pays le Cameroun !»
Guy-Bertrand s’agenouille tout près du pot du W.-C. Et il laisse libre court à ses spasmes. Son corps est pris de saccades comme celles d’un poulet qu’on égorge. Il pleure à haute voix. Personne ne l’entendra. Son téléphone sonne. C’est sa sœur. Elle est inquiète.
- C’est comment chez vous là ? On dit que Gbagbo est devenu fou. Les rebelles l’ont dépassé. Il s’attaque aux Français.
- Qui t’a dit ça ?
- RFI.
Guy-Bertrand gueule. Il sait que sa raison ne contrôle plus ses paroles.
- Ils mentent. Ils mentent. Ne crois pas ce qu’ils disent. C’est eux. Ils tuent les gens. Je suis à l’hôpital. Tu peux me croire. Ils ont occupé la capitale. Ils ont tiré sur la maison du président. Leurs chars ont essayé d’entrer dans la maison du président ! Ils se croient en pays conquis. Ne crois pas la radio des Blancs ! La radio des Blancs ment !
Le téléphone se coupe. Problème de réseau sans doute. Guy-Bertrand a une douleur insupportable à l’estomac. Il est impuissant. Impuissant au point de ne pas pouvoir dire à sa sœur la vérité évidente que Joël-Roland a pu lui transmettre avant de s’en aller. Il se sent pauvre type. Un pauvre type, vivant dans un pauvre pays, d’un continent bien malheureux. Sa faiblesse l’écrase. Il aurait aimé ne jamais avoir vu le regard perçant de Joël-Roland. Comment vivre avec une telle brûlure désormais ?
Tripoli, le 15 novembre 2006