La Côte d’Ivoire est-elle mal (re) partie ?
Temps incertains ! Comme toutes les périodes de transition, les moments que nous vivons sont difficilement déchiffrables. Nous sortons d’une guerre qui était, déjà, une manifestation d’une longue transition (politique, économique, géostratégique) mal gérée. Nous sommes désormais dans une petite transition chargée de clore la longue transition qui a commencé depuis une vingtaine d’années. Tétanisés, hyperactifs, sereins ou complètement paniqués, les acteurs politiques et sociaux tentent soit de s’adapter à la nouvelle donne soit de la torpiller avec les moyens de bord.
Les analystes sont tentés d’épouser la ligne de fracture tracée par les politiques. Cette ligne sépare les «Ivoiro-optimistes» et les «Ivoiro-pessimistes». Les premiers, issus de la galaxie patriotique et de la rébellion, sont les grands gagnants de l’après-Ouagadougou, et ne peuvent que consolider, par tous les moyens, un «nouvel ordre politique» (sic !) qui leur profite. Les seconds, venus des rangs du RHDP ou faisant partie des «frustrés» du camp républicain, estiment que la paix se fait contre eux, et tentent de la fragiliser pour montrer leur pouvoir de nuisance et pour être, au final, pris en compte.Le Courrier d’Abidjan se situe indubitablement dans la galaxie patriotique, même s’il se réserve le droit de critiquer ses animateurs et ses champions. Pouvons-nous faire la moue et jouer les rabat-joie dans nos projections sans faire désordre ?
Il est essentiel de distinguer deux choses : l’opportunité de retour à la paix représentée par cette phase de la «crise ivoirienne» et les perspectives de la Côte d’Ivoire d’après-crise.
Sortir de la guerre n’est pas tout. Il essentiel d’évaluer dans quel état nous sortons de cette guerre, quels sont nos projets et aspirations pour le futur, et quels sont les moyens dont nous disposons ou que nous comptons acquérir. Il est urgent de déterminer quel modèle de développement nous choisissons - les patriotes ivoiriens se sont battus, souvenons-nous, pour pouvoir choisir leur destin.«Au temps de Boigny ô/y avait la joie ô/au temps de Boigny ô/y avait la paix ô», chante le refrain populaire. La paix revenue, allons-nous reproduire le modèle houphouëtiste ? Ce système - fortement étatisé et fondé essentiellement sur une agriculture populaire dont les recettes sont centralisées et gérées par quelques happy few organisant le rapport du pays au monde extérieur et planifiant son développement - est-il encore viable aujourd’hui ? A priori, non. Pour des raisons écologiques : les forêts ivoiriennes prennent des airs de gruyère et à toujours leur demander plus, on risque de graves périls. Pour des raisons sociologiques : l’espace rural ivoirien est aujourd’hui l’objet d’une concurrence acharnée qui crée des tensions intercommunautaires ou intrafamiliales. Par ailleurs, le système sur lequel s’est fondé le miracle ivoirien développe aujourd’hui ses tares les plus irritantes, tandis que ses acquis s’évaporent. Ainsi, la centralisation de la richesse nationale par quelques-uns a créé une corruption échevelée, une impunité généralisée, un travestissement permanent de la règle de droit, des appétits et des frustrations qui ont débouché sur la guerre - ceux qui l’ont financée n’ayant dépensé autant d’argent en achats d’armes que parce que l’objet de leur désir (le pouvoir) était également une mine d’or.
Le président Laurent Gbagbo, alors qu’il était dans l’opposition, a diagnostiqué la péremption du système houphouëtiste et a préconisé une «refondation». Déclinée en projets, elle ne s’est pas concrétisée parce qu’elle n’a jamais culturellement triomphé : les vieux modèles sont restés gravés dans les esprits, tant parmi les zélateurs de l’Ancien Régime qu’au sein de ses détracteurs. La guerre a permis aux Ivoiriens de réaliser qu’ils devaient être, à titre individuel et collectif, des acteurs de l’économie de leur pays et non plus simplement des spectateurs du huis clos entre l’Etat et les multinationales étrangères. Sommes-nous résolus à tirer les leçons de la crise ? Si oui, nous devons réussir à diffuser un certain nombre de valeurs.
Pour ne pas être les otages consentants de l’investissement étranger, que nous attendons ou que nous sollicitons souvent pour peu de choses, il nous faut urgemment développer une culture de l’épargne et du crédit. Certes, les établissements financiers ont le devoir de briser les barrières à l’accès aux comptes en banque, de créer des produits d’épargne bien rémunérés et de réfléchir à des modèles de prêts adaptés. Mais l’Etat doit les y engager à travers des lois, des directives, des incitations. Quelles sont les propositions de nos économistes ? Quels crédits sont dégagés pour la recherche dans ce domaine ? Demain s’invente aujourd’hui !
Il nous faut également bâtir, par nos efforts conjugués, une culture de l’effort et du mérite. Ces dernières décennies, le printemps démocratique et la prolifération des intégrismes partisans ont achevé de transformer les appartenances politiques ou ethniques en valeurs au détriment des qualités individuelles. Une manifestation de cette tendance suicidaire est sans aucun doute la fraude et les passe-droits lors des concours d’entrée dans les grandes écoles de la Fonction publique. Tous les discours appelant les jeunes à l’excellence deviennent vains lorsque ceux qui ont des relations surclassent sans problème ceux qui ont des idées et/ou du talent. Certains analystes, parmi lesquels figure l’ami Isaac Tapé, suggèrent par exemple la création d’une Haute Autorité de Contrôle de la Régularité des Concours, dépendant directement du président de la République et engageant sa responsabilité. Nous les soutenons !
Le numéro un ivoirien s’est engagé dans la création du Village Ivoirien des Technologies de l’Information et des Biotechnologies (VITIB) de Grand-Bassam et a expliqué qu’après le cacao, les technologies de l’information doivent désormais être le principal axe de la prospérité de son pays. Il a raison ! Seulement, les technologies de l’information ne sont pas portées, contrairement au cacao, par une masse industrieuse de paysans dociles. Elles exigent l’implication de la frange éduquée de la jeunesse. Comment la jeunesse ivoirienne utilise-t-elle les technologies aujourd’hui ? A-t-elle un usage passif de consommatrice ou un usage actif ? Combien comptons-nous de bloggeurs, de développeurs d’applications sur le net, de fabricants de logiciels répondant aux problèmes de notre société ? Les communautés de technophiles prolifèrent dans l’Afrique anglophone. Que va-t-il se passer ? Allons-nous exporter à la fois les technologies, les ingénieurs, les techniciens et les créatifs pour bâtir le projet ambitieux de Grand-Bassam ? Notre université publique est dans un coma profond, cela signifie que nos intelligences sont en berne. Ce n’est pas encourageant.
Le commerce électronique est l’un des domaines les plus prometteurs des technologies de l’information ; et il repose essentiellement sur le «one-to-one» (rapport direct vendeur/acheteur), donc sur la Poste et les autres entreprises d’acheminement de colis. Pendant que le projet futuriste de Bassam est en pleine construction, la Poste de Côte d’Ivoire est en plein délitement. Elle meurt sous les coups de canifs des différents intérêts rentiers qui se télescopent.
Réjouissons-nous du retour attendu de la paix, mais inquiétons-nous de l’inversion des valeurs qui risque de nous conduire à une seconde guerre ou à des désordres croissants.